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Banque Mondiale | Etude : Les avantages commerciaux n’améliorent pas les résultats en matière d’emploi

 

Cette étude tente de comprendre pourquoi les résultats du marché du travail sont à la traîne dans la région Mena en explorant deux pistes théoriques : les accords commerciaux ne favorisent-ils pas le même niveau d’accroissement des échanges dans ces pays que dans ceux d’autres régions ? Et pourquoi l’augmentation des exportations ne parvient-elle pas à générer les mêmes résultats sur le marché du travail de ces pays qu’ailleurs ?

Dans la théorie économique classique, il est généralement admis que la libéralisation du commerce contribue grandement à la croissance économique et à la prospérité d’un pays. Il est rare de trouver des exceptions à ce principe. Mais en ce qui concerne certains pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (Mena), on est confronté à une énigme : malgré une ouverture significative et une forte croissance des échanges commerciaux dans une grande partie de la région, les résultats sur le marché du travail —salaires moyens, envergure de l’économie informelle, chômage et participation des femmes à la main-d’œuvre, entre autres— restent moins favorables que dans la plupart des autres pays.

Partant de ce constat, la Banque mondiale vient de publier un nouveau rapport sur le développement dans la région Mena. Intitulé “Exportations : facteurs d’amélioration du marché du travail dans la région Moyen-Orient et en Afrique du Nord”, le document comporte quatre messages-clés, à savoir : la libéralisation des échanges stimule les flux commerciaux, et les bénéfices qui en découlent sont importants, les avantages commerciaux n’ont pas amélioré les résultats en matière d’emploi, les avantages commerciaux ne sont pas partagés équitablement, la segmentation du marché en fonction du sexe empêche d’obtenir de meilleurs résultats sur le marché du travail.

Pour mettre en évidence les différences au sein de la région, le rapport se concentre sur trois pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, à savoir l’Egypte, le Maroc et la Tunisie.

La poursuite du développement des échanges est souhaitée

Entre 1990 et 2019, l’Egypte, le Maroc et la Tunisie ont signé 19 accords commerciaux régionaux et réduit leurs tarifs douaniers. Au cours de la même période, la part du commerce dans le PIB global des pays Mena à revenu faible ou intermédiaire est passée de 49% à 59%, et le PIB global par habitant (en dollars constants de 2015) a augmenté de 54%.

Les résultats, obtenus à l’aide d’une analyse de gravité, montrent que pour les trois pays, les accords commerciaux régionaux ont permis de stimuler les échanges commerciaux. En fait, chaque accord commercial a eu un effet plus important sur les flux commerciaux que l’accord commercial moyen et les échanges ont augmenté davantage dans chaque pays que dans le pays moyen. Pour chaque couple de pays d’origine et de destination, les effets de traitement moyen sont positifs et se situent près du centre du spectre de distribution (0,53) alors que certains accords étant plus efficaces que d’autres : 0,57 en Tunisie, 0,50 en Egypte et 0,48 au Maroc. Il est donc plausible que la signature de nouveaux accords de libre-échange dans la région augmente encore les flux commerciaux.

En outre, dans les sondages d’opinion réalisés en 2012-2014 par le réseau de recherche Arab Barometer, plus de 70% des personnes interrogées considèrent que le commerce international a un effet «très positif» (35%) ou «plutôt positif» (36,7%) sur l’économie. Toutefois, ce sentiment n’est pas universel. Malgré les avantages nets de l’augmentation des échanges commerciaux, comme en témoigne la croissance rapide de l’Asie de l’Est, un pessimisme mondial s’est installé, les inégalités croissantes entre les travailleurs et le retard de croissance économique de certaines régions étant fréquemment imputés à la mondialisation (Artuc, Taglioni et Zarate, 2022).

À cet égard, la poursuite du développement des échanges est souhaitée dans les trois pays étudiés, car il est évident que la signature d’accords commerciaux et la réduction simultanée des tarifs douaniers par les pays de la région ont contribué à stimuler les exportations et la croissance économique.

La région la plus touchée par le chômage des jeunes

Dans la région Mena, comme ailleurs, l’augmentation des échanges s’est accompagnée d’une baisse du chômage, signe d’accélération de la création d’emplois. Pourtant, le taux de chômage de la région reste élevé par rapport aux pays de niveau comparable dans d’autres régions.

Entre 2010 et 2019, le taux de chômage annuel moyen était de 12% dans les pays Mena à revenu faible ou intermédiaire. En outre, certains groupes ont été plus durement touchés que d’autres. Alors que le taux de chômage des hommes s’est maintenu à environ 9%, celui des femmes est passé de 18% à 20%, et celui des jeunes (15-24 ans), qui ont continué à souffrir de la pénurie d’emplois (comme les femmes), est passé de 25% à 27%.

Pourquoi la région Mena n’est-elle pas aussi efficace dans la lutte contre le chômage ? La réponse réside en partie dans trois facteurs clés qui caractérisent le marché du travail régional, à savoir l’offre de main-d’œuvre qui augmente plus vite que la demande, le rôle prépondérant de l’État dans l’économie et les préjugés sexistes.

En effet, la création d’emplois ne suit pas le rythme d’accroissement de la population en âge de travailler dans la région. Bien que la population des pays Mena à revenu faible ou intermédiaire ait presque doublé —passant de 279 millions en 2000 à 389 millions en 2019—, l’offre de main-d’œuvre y augmente plus rapidement que la demande. En conséquence, le ratio emploi-population a diminué, passant de 40% en 2000 à 38% en 2019.

Bien que d’autres régions de niveau de revenu comparable aient connu une baisse plus importante, leurs ratios actuels restent plus élevés que ceux de la région Mena. L’omniprésence de l’Etat dans l’économie contribue au taux élevé de chômage des jeunes. Le modèle dirigé par l’État reste la norme, avec de nombreuses entreprises publiques. Mais les administrations publiques ne parviennent plus à absorber les nouveaux arrivants sur le marché du travail. Trouver des emplois pour la population croissante de jeunes est donc un défi majeur.

Le document ajoute que la région Mena est la plus touchée par le chômage des jeunes (27%). En 2019, le taux de chômage des jeunes était de 35% en Tunisie, 23% au Maroc et 21% en Egypte. Les normes et les préférences sociales entretiennent des préjugés sur les tâches que les femmes doivent ou ne doivent pas accomplir. La participation des femmes au marché du travail dans la région (7%) —la plus faible du monde— est limitée par des lois sexospécifiques qui cantonnent les femmes à certains secteurs.

Ces résultats laissent penser que le lien entre les exportations et le marché du travail est peut-être rompu ou que le problème réside dans le fait que les entreprises exportatrices ne représentent encore qu’une infime partie du marché du travail.

Les avantages commerciaux ne sont pas partagés équitablement

S’il est amplement prouvé que le commerce stimule la croissance économique et réduit la pauvreté, il est également établi que ces avantages ne sont pas partagés de manière égale. Cela s’explique notamment par le fait que la signature de nouveaux accords commerciaux régionaux et la réorientation des flux commerciaux entraînent une redistribution des richesses, ce qui signifie qu’il y aura inévitablement des gagnants et des perdants, certains secteurs et régions se développant alors que d’autres déclinent. Cela est vrai même dans les pays qui sont considérés comme des «modèles de réussite» en matière de libéralisation du commerce dans la région Mena comme ailleurs. L’analyse de la BM met en évidence quelques constatations importantes relatives à ce phénomène dans la région.

Il y a tout d’abord l’insuffisance et l’évolution de la demande de main-d’œuvre qui limitent la participation des femmes au marché du travail. En effet, les femmes de la région souffrent davantage du manque de possibilités d’emploi que celles des autres régions à revenu faible ou intermédiaire. Le taux de chômage des femmes dans la région était proche de 20% en 2019, bien au-dessus des niveaux des régions Asie de l’Est et Pacifique (3%), Asie du Sud (5%), Europe et Asie centrale (7%), Afrique subsaharienne (7% également), et Amérique latine et Caraïbes (10%).

En outre, en 2019, l’écart entre le taux de chômage des femmes et celui des hommes dans la région était le plus important au monde, soit 11 points de pourcentage. En revanche, les régions Asie de l’Est et Pacifique, d’une part, et Europe et Asie centrale, d’autre part, ont enregistré des écarts négatifs de 0,7 et 0,9 point de pourcentage, respectivement, ce qui porte à croire que la pénurie d’emplois dans ces autres régions touche davantage les hommes que les femmes.

L’étude cite, également, les barrières sociales qui empêchent de nombreuses femmes de trouver un emploi en dehors du secteur public, et la plupart des emplois disponibles se trouvent habituellement dans des secteurs à forte intensité de main-d’œuvre masculine. Dans les années 90, la participation des femmes au marché du travail dans les pays Mena à revenu faible ou intermédiaire s’élevait en moyenne à 17% alors qu’elle n’a pas dépassé 18% la décennie suivante. A titre de comparaison, elle a atteint 28% dans la région Asie du Sud, 62% en Asie de l’Est et Pacifique, et 63% en Afrique subsaharienne.

En particulier, les trois pays étudiés ont enregistré des taux plus faibles (avec peu de signes d’amélioration au cours des deux dernières décennies) que les pays à revenu élevé de la région (comme les Émirats arabes unis, le Koweït et le Qatar). En outre, comparés à une sélection de pays d’autres régions du monde, ils se retrouvent au dernier rang.

Une autre constatation importante, les entreprises qui ont le plus contribué à la croissance des exportations se trouvaient dans des secteurs à forte intensité de main-d’œuvre masculine plutôt que féminine. C’est le cas au Maroc et en Tunisie, où les taux de participation des femmes au marché du travail sont respectivement de 23% et de 26%. Bien qu’il soit supérieur à la moyenne régionale (17%), l’écart par rapport au taux de participation des hommes dans chacun de ces deux pays est de 49 et 44 points de pourcentage, respectivement. En ce qui concerne le chômage, les femmes sont encore une fois plus touchées que les hommes, et ce, de manière disproportionnée. Au cours de la même période, le taux de chômage des femmes s’élevait en moyenne à 20% dans l’ensemble des pays à revenu faible ou intermédiaire de la région, tandis que celui des hommes était de 9%.

L’analyse démontre donc que la promotion des exportations a découragé la participation des femmes au marché du travail, contrairement aux cas bien documentés dans lesquels l’industrie légère de pays émergents (comme le textile et l’habillement) bénéficie de l’ouverture commerciale et favorise ainsi l’emploi des femmes et leur participation au marché du travail.

Le rapport constate aussi qu’après un choc commercial, les femmes de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord ont particulièrement du mal à changer de profession. Pour inverser cette tendance, des mesures sont nécessaires pour augmenter l’emploi des femmes et combler l’écart qui les sépare des hommes, lequel a été creusé par l’évolution récente vers des secteurs à forte intensité de capital et de main-d’œuvre masculine.

On pourrait, pour ce faire, promouvoir l’industrie légère haut de gamme et de grande valeur et encourager les femmes à intégrer davantage les secteurs traditionnellement dominés par les hommes et vice-versa. Tout train de mesures dans le domaine du commerce devrait inclure la sensibilisation, l’éducation, la formation professionnelle et des incitations spéciales à l’embauche de femmes (et de jeunes).

Une activité économique segmentée par sexe

Dans la région Mena, les préjugés, les normes sociales ou les préférences individuelles créent des frictions sur le marché du travail qui empêchent les femmes de passer d’un secteur à l’autre de manière optimale. Si elles sont suffisamment importantes, ces frictions entraînent une segmentation substantielle du marché en fonction du sexe. Par exemple, la filière du textile et de l’habillement comporte une forte proportion d’emplois féminins, soit 83,6% du total des travailleurs de l’habillement au niveau mondial (Lopez-Acevedo et Robertson, 2012).

La segmentation des marchés du travail en fonction du sexe a davantage nui à la participation des femmes au marché du travail lorsque l’Accord multifibres — accord commercial international qui imposait des quotas sur la quantité de produits textiles et de vêtements exportés par les pays à revenu faible ou intermédiaire vers les pays à revenu élevé — a pris fin en 1994. La disparition de cet accord a entraîné une nette hausse des exportations mondiales de vêtements et une redistribution de la fabrication de vêtements entre les pays, ce qui a favorisé l’emploi dans le secteur de l’habillement dans des pays comme le Bangladesh (Lopez-Acevedo et Robertson, 2012), mais l’a réduit dans d’autres, comme ceux de la région Mena.

Au Maroc, les femmes trouvaient moins d’emplois après la contraction du secteur de l’habillement à plus forte intensité de main-d’œuvre féminine. La fin de l’Accord multifibres, ajoutée à des politiques économiques nationales favorisant la formalisation des entreprises et les filières à forte valeur ajoutée (qui tendent à être dominées par les hommes), a davantage diminué la participation des femmes au marché du travail.

En Tunisie, les femmes ont également été les plus durement touchées. L’analyse montre qu’une augmentation d’un milliard de dollars de l’exposition aux exportations a réduit le ratio d’emploi femmes-hommes de 6,8  points de pourcentage — principalement à cause des femmes mariées plutôt que des célibataires. En outre, comme les exportations concernent de plus en plus les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre masculine, les régions tunisiennes les plus exposées ont connu une croissance de l’emploi féminin relativement faible. C’est ainsi que la segmentation géographique s’ajoute à la segmentation par sexe pour grever encore plus la participation des femmes au marché du travail.

Face à cela, l’étude recommande d’éliminer la segmentation du marché en fonction de la situation géographique et du secteur d’activité afin de promouvoir une croissance économique partagée et de réduire les frictions sur le marché du travail et de créer des emplois pour une plus large part de la population. Pour ce faire, on peut promouvoir les filières favorables aux femmes et veiller à ce que le développement du commerce s’accompagne d’infrastructures et de mesures qui favorisent les régions ignorées par les nouvelles industries et le secteur des exportations. Un autre problème à résoudre concerne l’existence de traditions et de normes sociales qui, on le sait, découragent le travail des femmes en dehors de leur domicile. Les pouvoirs publics pourraient contribuer à la solution en adoptant des mesures propices au travail à distance, qui devraient bénéficier tout particulièrement aux femmes.

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